Même si je
ne comprends pas grand chose à la photographie, j’ai toujours pensé que
Ghirri était un génie. Je le lui ai dit une fois, en fait, que je
pensais qu’il était un génie. Il s’est un peu caché et il a dit « allons
donc », mais on voyait qu’il y croyait et qu’il était content, il a
fini par dire : « Mais bien des gens ne me comprennent pas. » À cette
époque l’idée que quelqu’un ne le comprenne pas me semblait impossible,
et quoi qu’il en soit je lui ai dit vraiment ainsi : « Tu es le seul
génie que je connaisse. »
J’ai commencé à penser qu’il était un génie quand j’ai vu son livre
Paysage italien, celui des éditions Electa. Jusqu’alors j’avais pensé
que ses photos étaient très belles ; mais en les voyant toutes ensemble
dans ce livre, en voyant le montage qu’il avait fait dans ce livre avec
sa femme Paola, j’ai compris que derrière ses photos il y avait une très
forte, omniprésente, éclatante conception du monde, et que tout ce
qu’il faisait répondait à cette conception, qu’il faisait avancer avec
une lucidité et avec une cohérence, qui me firent justement venir à
l’esprit l’idée du génie, c’est à dire de quelqu’un qui ne se contente
pas d’avoir de grandes capacités expressives ou de faire des choses
remarquables dans le domaine artistique, mais qui a une idée du monde,
qui a une idée radicale et révolutionnaire du monde, et la développe
avec une extrême facilité. Et cette conception du monde, à moi qui ne
comprends pas grand chose à la photographie, m’a toujours semblé être
celle-ci : Ghirri a continuellement frôlé la banalité, il a appliqué la
section dorée dans ses photographies, il a toujours risqué que ses
photos soient prises pour des cartes postales, et il l’a fait,
justement, pour nous montrer ce qu’il y a derrière la carte postale et
que la carte postale ne nous montre plus. Je ne sais comment mieux
exprimer cette chose : c’est comme si Luigi Ghirri avait voulu nous
montrer, toujours, ou au moins disons-nous, après la phase expérimentale
de sa photographie, dans l’âge mûr, l’âge d’or de son œuvre, c’est
comme s’il avait voulu nous montrer ce que la réalité aurait dû être. Je
ne sais s’il y a une idée platonique derrière cela, mais Ghirri m’a
toujours fait penser à un homme du Quattrocento, pour ce sentiment
d’harmonie, le caractère classique dont il a baigné son œuvre entière,
montrant des choses qui ne sont pas classiques, et les faisant devenir
classiques : mais au fond, ce caractère classique n’est pas autre chose
qu’une manière de voir les choses ; en connaissant un peu mieux sa
photographie, l’équilibre qui existe dans ses clichés m’a impressionné
et continue de le faire, cette idée du monde qui se fait sans effort, le
nombre trois qui est toujours présent dans ses photos, le nombre
parfait, le nombre de la section dorée, toutes ses photos peuvent se
diviser en trois parties, ou en deux parties, elles ont toujours un
centre, ainsi il y a ces nombres magiques : un, deux et trois ; elles
sont en apparence statiques et immobiles et composées comme le sont les
statues de Phidias et de Praxitèle et les madones de Botticelli et comme
l’est tout l’art classique. Ainsi je me suis toujours représenté Ghirri
comme un grand alchimiste, comme quelqu’un, au fond, qui montrait le
monde comme il aurait dû et comme il aurait pu être, mais c’est là
aussi, un peu, l’idée de l’idéalisation classique de la réalité.
Qu’ensuite, derrière sa façon de montrer le monde comme il aurait dû
être, derrière cette manière d’être classique, il y ait une très forte
polémique, une très forte position politique, une protestation très
forte contre ce qu’est le monde et ce que nous sommes en train de le
faire devenir, c’est là, selon moi, la source de son caractère
classique, de ce caractère classique si profondément « italien ».
Tel est, je pense, ce qu’il y a derrière cette apparente, stupéfiante
« simplicité », cette idée d’un monde simple, qui se crée seul, et qui
n’a aucune, aucune possibilité d’être différent.
Carlo Bordini, juillet 1992.
Traduction Olivier Favier.
Carlo Bordini, juillet 1992.
Traduction Olivier Favier.
P.-S.
Texte
italien publié dans Luigi Ghirri, Vista con camera, Motta, Milan, 1992,
a cura di Paola Ghirri ed Ennery Taramelli.
Texte français publié dans Poussière / Polvere suivi de La simplicité,
collection Bilingues, traduction et présentation d’Olivier Favier,
Alidades, Évian, 2008.
Lien vers la maison d’édition : http://assoc.pagespro-orange.fr/alidades.librairie/accueil.html
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